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Quel système éducatif pour quelle société ?

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L’école se découvre soudain forteresse assiégée. La manière dont l’assassin de Dominique Bernard proclame sa haine contre l’école, la démocratie et la France fait de l’école l’incarnation de la démocratie et de la France, la rendant de ce seul fait inattaquable. Il a été tué au seul motif qu’il était professeur, devenant ainsi le symbole de l’école menacée. Le caractère insoutenable du meurtre suspend toute interrogation critique sur l’institution qu’il représentait, toute interrogation sur la manière dont elle a assumé sa vocation et incarné ou non, aux yeux de tous les jeunes, les idéaux de liberté, égalité et fraternité gravés à son fronton. La perspective que nous voulons soumettre à débat est celle de la métamorphose du système éducatif, nécessaire pour qu’il réponde aux défis d’une société devenue irrémédiablement mondiale.

Ce serait pourtant faire preuve de myopie que de succomber à l’émotion qui nous submerge et de renoncer à nous interroger sur l’adéquation du système éducatif actuel à notre société et aux enjeux de la société à venir. Sa mort, au contraire, nous y oblige. Si l’assassinat d’Arras a provisoirement renvoyé à leur niche les débats qui faisaient rage au cours des semaines précédentes, il ne les a pas fait disparaître pour autant, mais il nous contraint, nous citoyens, à nous dégager de l’ornière des solutions bricolées à la va-vite et des gestes politiciens, pour porter le débat à sa vraie hauteur : les perspectives que nous voulons ouvrir pour notre société.
Quand, en juillet 2023 des jeunes en viennent à brûler leurs propres écoles, y voyant le symbole d’un Etat et d’une société qu’ils rejettent et non leur maison commune, discourir sur le pacte républicain, la laïcité et la transmission des savoirs fondamentaux ne suffira pas à éteindre le feu.

La perspective que nous voulons soumettre à débat est celle de la métamorphose du système éducatif, nécessaire pour qu’il réponde aux défis d’une société devenue irrémédiablement mondiale.

Un système éducatif n’est pas un outil neutre de distribution de savoirs intemporels. Il est conçu en fonction de la société que l’on désire édifier. Notre système éducatif, celui qui nous a fait grandir et auquel nous vouons une profonde reconnaissance ainsi qu’à ses enseignants, dont certains nous ont marqués pour la vie, est hérité des siècles passés. Il a été conçu en fonction de la société que l’on voulait bâtir et des défis que l’on devait relever à l’époque de sa conception. Du fait de son inertie, commune à toutes les grandes institutions et aux systèmes de pensée, un fossé s’est progressivement creusé entre sa conception et la société à laquelle il s’adresse, si différente de celle à qui il s’adressait il y a cent ans, plus encore avec la société à construire.

Notre réflexion s’inscrit dans le droit fil d’une réflexion plus large, menée en 2021 et 2022 sur la métamorphose nécessaire de notre système de pensée et de nos institutions, qui nous a conduit à publier le manifeste « Osons les territoires ! » Nous y montrons pourquoi le bassin de vie, le territoire, aujourd’hui encore acteur politique et économique de seconde zone, est appelé à jouer un rôle décisif au XXIème siècle. Or nous avons découvert que cela s’appliquait aussi au système éducatif, ce qui nous a conduit à mettre les territoires au œuvre de sa métamorphose. Ce sont cette analyse et ces propositions que nous souhaitons soumettre au débat aujourd’hui : repenser l’éducation par et pour les territoires ; le temps de l’éducation globale, ouverte et permanente est venu.

La conception actuelle du système éducatif fait partie de ce que nous avons appelé « la première modernité », celle qui a inspiré les Lumières et fondé la révolution industrielle et technologique. Son ADN, la boussole qui l’a guidée et lui a conférée sa formidable efficacité opérationnelle, c’est l’art de la séparation, de la spécialisation : séparation entre l’humanité et le reste du monde vivant, réduit au statut de ressource à exploiter ; spécialisation dans le champ économique des acteurs privés d’un côté et publics de l’autre ; conception hiérarchisée des organisations, inspirée de l’armée ou des automates mécaniques ; progrès foudroyants des sciences et des techniques subdivisées en disciplines et donnant la priorité à la recherche de lois universelles ; rôle central joué, en particulier en France, par l’État, supposé incarner la nation et détenir le monopole du bien public.

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L’école de la République a été le reflet de cette conception de la modernité et d’un projet de société : l’instauration d’une République une et indivisible éclairée des lumières de la raison ; d’une nation homogène imbue de sa supériorité, se méfiant des corps intermédiaires et des différences régionales, linguistiques ou culturelles susceptibles de la diviser, établissant une stricte distinction entre raison et émotions, réflexion et action, savoirs et croyances. Cette école a privilégié les connaissances abstraites et les capacités individuelles, négligé les compétences collectives et les savoir-faire et savoir être issus de l’expérience. Elle a répondu aux besoins d’une société structurée par des organisations hiérarchisées. Les performances scolaires y ont servi de justification de la place assignée à chacun en fonction de son aptitude à maîtriser des connaissances abstraites.

Elle a su organiser le passage d’une société à dominante rurale à une société urbaine, industrielle puis tertiaire, et entretenu l’illusion que l’égalité formelle de tous les enfants face à l’école, garantie par un système national, centralisée et uniforme, fonderait un ordre républicain juste où chacun trouverait sa place en vertu de son mérite personnel. En proscrivant les données sur l’origine culturelle des élèves dès lors qu’ils étaient de nationalité française, en supprimant les redoublements, en offrant à tous les jeunes un collège au modèle uniforme, en faisant du taux de réussite au baccalauréat un objectif politique plutôt que la mesure véritable des connaissances acquises, la société s’est bercée de l’illusion qu’en cassant les thermomètres elle ferait tomber la fièvre. Elle s’est menti à elle-même sur la profondeur des inégalités face à l’école, révélées par les comparaisons internationales qui montrent au contraire que l’égalité formelle devant l’école débouche sur des inégalités objectives bien supérieures à celle de la plupart des autres membres de l’OCDE.

Contrepartie inévitable de son efficacité et de ses présupposés, la première modernité a débouché sur une crise généralisée des relations : entre l’humanité et la biosphère dont le dérèglement climatique est le symbole ; entre les personnes, avec la perte de cohésion sociale, de confiance mutuelle ; entre les sociétés, avec l’incapacité des Etats souverains à gérer les biens communs mondiaux. Cette crise s’étend aux relations entre gouvernants et gouvernés et plus généralement aux organisations hiérarchiques, qui répondent de plus en plus mal à la nécessité de s’adapter à des contextes changeants et imprévisibles comme à l’aspiration de chacun d’entre nous d’être autre chose qu’un rouage dans un système centralisé.

Pour y faire face, nous avons besoin d’une « seconde modernité » dont la boussole sera précisément de créer et recréer des relations de tous ordres. Et c’est elle aussi qui va guider la métamorphose du système éducatif. 1,2 millions de personnes sont aujourd’hui rémunérées par l’Education nationale. Elles représentent un immense vivier d’expériences et seront les acteurs incontournables du nouveau système éducatif qu’il s’agisse de l’éducation des enfants et des jeunes jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire ou de la formation tout au long de la vie.

Mais elles doivent être placées dans un nouveau cadre institutionnel permettant de tirer parti de ce potentiel au service de cette nouvelle exigence de gestion des relations. Car, reflet de la spécialisation et de la segmentation qui caractérisent la première modernité, le système éducatif actuel multiplie les ruptures : entre les différents cycles scolaires ; entre une communauté éducative réduite aux enseignants et l’ensemble des acteurs qui contribuent au développement de l’enfant , à commencer par les parents ; entre les disciplines enseignées ; entre les professeurs au sein d’un même établissement ; entre temps scolaires et non scolaires ; entre les différentes filières de formation à l’issue de la scolarité obligatoire ; entre le système éducatif et les débouchés professionnels.

Il est indispensable de repenser le développement global des enfants et des jeunes en surmontant toutes ces coupures. C’est au niveau des établissements scolaires et de l’écosystème des acteurs des territoires que ce sera possible. Le système éducatif doit permettre de prépare les futurs citoyens à assumer pleinement leur rôle et leur responsabilité dans la Cité, par une éducation qui ne se limite pas à la transmission de savoir segmentés : une éducation à la paix, à la coopération, à la démocratie, au partage, aux approches systémiques, à la diversité des sources de savoir. Une éducation qui mette sur le même plan savoir, savoir-faire et savoir être, de façon à faire en sorte que chacun apprenne à mettre la main à la pâte.

Le nouveau système éducatif reposera sur les principes de la gouvernance à multi niveaux. L’éducation de tous est un bien commun de la nation. La reconstruction du système à partir des territoires n’implique pas, au contraire, que chacun d’eux soit libre de la concevoir à sa guise. Le niveau national reste garant en dernier ressort du système éducatif. Il en définit, sur la base d’un débat démocratique, les finalités ; il assure la redistribution du financement de l’éducation, établit les conditions d’équivalence des cursus des enseignants pour en permettre la mobilité d’une région à l’autre ; il coordonne les modalités d’évaluation. Mais il le fait sur la base de principes directeurs établis en commun à partir de l’expérience des territoires.

Ce sera à chaque région de mettre en place les modalités de formation des personnels de l’éducation, enseignants ou non. Leur vocation première est d’être des éveilleurs, des pédagogues et le cursus de leur formation initiale et continue doit la refléter et l’emporter sur des connaissances strictement disciplinaires, d’autant plus que dans le nouveau contexte technique, ces connaissances peuvent être aisément mobilisées à partir de sources extérieures. Chaque établissement, sous l’autorité de son directeur, définira et mettra en œuvre un projet pédagogique collectif, libre, en particulier, d’adopter s’il le souhaite, un modèle de pédagogie active dont on dispose de multiples exemples.

Conformément au principe de subsidiarité active qui est la marque de la gouvernance à multiniveaux, l’échange d’expériences entre établissements, entre territoires et avec l’étranger permettra la révision collective périodique des principes directeurs communs, dans une démarche non plus de directives descendantes mais d’un progrès constant issu des apports de tous.

La scolarité obligatoire, dans le nouveau système, ne constitue que la première marche d’une dynamique d’acquisition de compétences humaines, sociales et techniques, individuelles et collectives, appelées à se développer tout au long de la vie. Ces compétences doivent correspondre aux défis que doit relever la société à l’ère de « l’anthropocène », pour reprendre l’expression proposée par des scientifiques pour décrire une nouvelle époque où l’impact de l’humanité sur la biosphère est telle qu’elle est en mesure de détruire rapidement les conditions même de sa survie.

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Ce qui implique : de définir collectivement les compétences nécessaires dans cette nouvelle ère ; de reconnaître la diversité et la complémentarité des parcours de formation ; de réformer l’enseignement supérieur dans le cadre d’un nouveau contrat avec la société ; de renforcer la formation permanente en concevant des itinéraires de construction des compétences tout long de la vie, y compris au cours de la retraite, qui dure aujourd’hui couramment 20 ou 30 ans et implique un nouveau rôle éminent des seniors au service de la société ; de donner un nouvel élan à l’éducation populaire qui repose sur une éthique de la responsabilité et de la reconnaissance mutuelle et promeut un aller et retour entre action et réflexion ; de mieux associer instituts de formation et employeurs en valorisant la formation par alternance. Enfin, un programme national d’urgence sera mis en place pour doter dès demain les territoires des compétences nécessaires pour concevoir et conduire la transition vers une société durable.

En définitive, faisons confiance à la créativité collective, à la possibilité, pour les personnes comme pour les institutions, d’apprendre les unes des autres, à la capacité de conjuguer unité et diversité. Osons la démocratie. Osons les territoires.

Collectif « Osons les territoires », Octobre 2023

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